Entre Idriss Déby Itno et ses frères ennemis, c’est une lutte à mort pour le pouvoir. Jusqu’à quand un clan continuera-t-il de prendre en otage tout un peuple ?
Deux phrases et tout est dit. Mercredi 6 février, en battle dress, rangers aux pieds, chèche brun noué autour du cou, le président Idriss Déby Itno, 55 ans, reçoit la presse en son palais
de N’Djamena comme Napoléon après la bataille : triomphant et revanchard. Dehors, les stigmates calcinés d’un siège de quarante-huit heures au cours duquel il a bien failli laisser sa
peau de chef de guerre. Dedans, le choc des mots et le poids des menaces. « J’ai été un soldat et je le suis encore. J’ai ça dans le sang », martèle-t-il, avant d’ajouter : « Oui, il y a
eu des trahisons au sein de la République. Le monde est fait de trahisons. Pas seulement dans l’armée, mais aussi dans la classe politique et la population. On va bien savoir qui a flirté
avec l’ennemi, avec les Soudanais. » Le regard se glace, les mains se crispent sur le pommeau de la canne qui ne le quitte plus. En deux phrases donc, Idriss Déby Itno vient de résumer
l’état exact de son régime : militairement vivace et politiquement moribond.
En dix-sept années de pouvoir souvent chaotique, le chef de l’État tchadien a vécu tant de crises, de tentatives d’assassinat, de maladies données pour incurables et de rezzous hostiles
que son argumentaire est devenu aussi répétitif qu’un lever du jour sur le fleuve Chari. Primo : les agresseurs d’aujourd’hui, comme ceux d’avril 2006, ne sont pas des rebelles mais des
mercenaires à la solde du Soudan, voire des étrangers tout court. Secundo : tout cela participe d’un plan machiavélique ourdi par le président Omar el-Béchir et les arabo-islamistes de
Khartoum, qui, après avoir nettoyé le Darfour, rêvent de faire main basse sur le Tchad pour se déverser ensuite vers le Niger, le Nigeria, le Cameroun et la Centrafrique. Tertio : face à
cette vague verte, je suis, moi, Idriss Déby Itno, le seul rempart, car le seul en mesure de m’élever au-dessus des groupes ethniques qui composent mon pays, bref le seul vrai Tchadien.
Discours clos, rodé, séduisant comme la méthode Coué. Mais qui sonne faux tant il élude l’essentiel : la responsabilité cruciale, dans le cancer qui mine le Tchad, d’une petite minorité
de Tchadiens, adossée sur des communautés elles-mêmes marginales - 15 % à 20 % de la population, tout au plus - et qui depuis près de trente ans ont pris l’ensemble de la population de ce
pays en otage de leurs déchirements claniques et familiaux.
Sous Goukouni Weddeye puis Hissein Habré, entre 1979 et 1990, la lutte fratricide pour le pouvoir opposa les Toubous aux Goranes, soit une centaine de milliers de personnes au total, en
comptant les femmes et les enfants, sur une population globale d’environ 7 millions de Tchadiens. Sous Idriss Déby Itno, elle s’est déplacée vers le nord-est, sans quitter pour autant la
même aire géographique et culturelle du Borkou-Ennedi-Tibesti, englobant au passage d’autres ?groupes - notamment les Arabes tchadiens - tout en se réduisant encore et toujours. Ces
dernières années, les Zaghawas contrôlent à la fois la présidence, avec Déby, et l’un des principaux mouvements de rébellion, avec ses neveux Timane et Tom Erdimi. Or ce groupe, qui tient
en quelque sorte les deux bouts du kalachnikov, représente moins de 3 % d’une population estimée aujourd’hui à 9 millions de personnes, soit moins de 30 000 individus. Quand on sait par
ailleurs que les autres chefs rebelles ont tous, par le passé, travaillé avec Idriss Déby Itno, lequel fut le chef d’état-major d’Hissein Habré, lui-même ex-collaborateur au maquis de
Goukouni Weddeye, on mesure mieux l’aspect quasi incestueux de cette tragédie à répétition ainsi que la faible légitimité de ses acteurs, pour ne pas dire la franche antipathie suscitée
au sud du 13e parallèle, là où vivent 60 % des Tchadiens, par ces condottieri, de quelque bord qu’ils soient.
C’est à partir de la fin des années 1990, avec l’apparition des perspectives pétrolières du Sud et les prémices du conflit du Darfour, que les choses ont commencé à mal tourner au sein de
la famille zaghawa. Les clans rivaux reprochent alors de plus en plus vivement au président de favoriser les Zaghawas-Bideyat de la région de Fada dont il est originaire, l’impunité, la
corruption de l’entourage, la mise en danger des acquis de l’ensemble du groupe et, surtout, son incapacité - réelle ou supposée - à partager les richesses. Au-delà, on s’aperçoit que dix
années de paix relative n’ont jamais été synonymes de réconciliation, que le gouvernement n’a aucun pouvoir réel et que c’est l’armée, une armée pléthorique, laquelle, à l’instar des
forces de l’ordre, vit sur la population, qui tient lieu d’administration réelle. L’Armée nationale tchadienne (ANT) comptent ainsi presque autant d’officiers et de sous-officiers que de
soldats, Idriss Déby Itno ayant toujours, plutôt que de réformer, préféré promouvoir les mécontents. Résultat : cette politique n’a fait que renforcer l’idée ancrée chez tous les
seigneurs de la guerre que seule une revendication par les armes avait quelque chance d’être satisfaite. Et que la transition n’existait que par la violence.
Certes, la responsabilité cardinale des Tchadiens eux-mêmes dans ce système de conflits n’exclut pas celle des voisins et de l’ex-puissance coloniale. Les Soudanais, pour qui la «
solution » au Darfour passe par l’instauration d’un régime affidé à N’Djamena, instrumentalisent les rebelles d’aujourd’hui avec plus de moyens et de détermination qu’ils ne le firent
hier quand ils aidèrent - on l’a un peu oublié - Hissein Habré puis Déby lui-même à s’emparer du pouvoir. Les Libyens jouent aussi, depuis trente-cinq ans, leur propre partition au Tchad,
dont ils se veulent un acteur incontournable à géométrie variable. Allié de Déby et des Français au cours de la dernière crise, Kaddafi laisse ses services manipuler quelques sous-groupes
rebelles de second ordre, au cas où. La France enfin, qui, en dépit des précautions sémantiques, ne cesse depuis le début de jouer la carte Déby, allant jusqu’à cautionner officiellement
des élections douteuses et une réforme de la Constitution dont la principale conséquence a été de verrouiller de facto toute perspective d’alternance par les urnes. « Déby est ce qu’il
est, soupire-t-on à Paris. Mais où est l’alternative ? En face de lui, il n’y a personne. » Peut-être. Mais depuis quand, a-t-on envie de répondre, un autocrate laisse émerger une
alternative ?
Dans N’Djamena exsangue, Idriss Déby Itno savoure sa nouvelle victoire. Son courage physique est indéniable, tout comme ses capacités de chef de guerre. Ses frères ennemis rebelles, qui
ne sont pas moins tchadiens que lui - même s’ils se sont fait quelque part, par pur appât du pouvoir, les agents d’un pays voisin -, peuvent toujours se consoler en se disant qu’ils
reviendront et qu’ils ont une nouvelle fois établi que, sans l’aide de la France, ce président n’aurait vraisemblablement pas tenu longtemps. Reste le peuple tchadien, spectateur et
victime de cette version sahélienne des Atrides et dont le calvaire se résume en trois indicateurs : 173e sur 177 au classement des pays en fonction de leur développement humain, 43 ans
d’espérance de vie à la naissance et trois quarts d’analphabètes. Qui dit pire ?
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