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29 juin 2008
UN CAMP DE REDRESSEMENT NÉOLIBÉRAL
L’AFRIQUE MUSELÉE

 

 

 

Après 25 ans d’ajustement structurel, l’Afrique est devenue un camp de redressement très strict dévoué à la cause néolibérale. Dirigé par des puissances étrangères, ce camp est gardé par des surveillants zélés, qui n’oublient pas de distinguer quelques chouchous et une poignée de cas jugés désespérés. Chacun d’entre eux subit les effets de différents mécanismes permettant de les asservir. La direction de ce camp hors normes est assurée par les États-Unis, les pays de l’Union européenne, le Japon et la Chine grâce à des outils baptisés Agoa, accords de Cotonou ou remises de dette. Les chouchous ont quelques richesses stratégiques ou un embryon d’industrie. Les surveillants ont mis en place le NEPAD pour contrôler la plupart des pays, les plus vulnérables d’entre eux étant dominés grâce à l’initiative PPTE. Les châtiments corporels sont pratiqués à l’occasion envers les plus rebelles. Ce goulag ultralibéral qui ne dit pas son nom aurait toutes les chances de provoquer un tollé si les différents éléments de cet odieux mécanisme étaient mis en perspective. Pourtant la communauté internationale applaudit aux « progrès » ridicules de l’initiative PPTE, le NEPAD est « salué » comme un plan africain de développement qu’il n’est absolument pas et les médias parlent en termes élogieux de la prétendue « générosité » des pays riches. Les grands argentiers sont aujourd’hui parvenus à changer la forme de la domination pour mieux en renforcer la logique. Tentative de décryptage.

 

par Damien Millet

 

L’ajustement structurel a été démasqué. Les populations africaines ont compris toutes les souffrances qui se cachaient derrière ces deux mots, ces deux trouvailles sémantiques. Ceux qui profitent de ce système ont alors entrepris des travaux de ravalement de façade. Ces magiciens ont créé de nouvelles abréviations, cherchant à contre-attaquer à force de PPTE, de DSRP ou de NEPAD. Mais rien ne change. Le FMI et la Banque mondiale parlent désormais plus de réduction de la pauvreté que d’ajustement structurel. Cependant, la lutte contre la pauvreté est pour eux surtout une manœuvre supplémentaire dans la guerre sémantique qu’ils livrent à leurs opposants en se réappropriant une partie de leur vocabulaire, et une façon habile de faire semblant de panser les plaies d’un système sans s’attaquer aux causes structurelles. De son côté, la Cnuced préconise, pour les pays africains, « un élargissement considérable de la marge de manœuvre qui a été réduite par les programmes d´ajustement, y compris dans le contexte des stratégies de réduction de la pauvreté. » Cette réduction de la pauvreté est le nouveau paravent du même système oppressif, dont le but est de connecter l’Afrique au marché mondial, pour mieux l’exploiter.

Europe, Lomé et Cotonou
Les différentes puissances ont finement manœuvré afin d’acquérir ou de conserver des liens commerciaux privilégiés avec les pays africains. Dès 1963, les six pays fondateurs |1| de la Communauté européenne, qui étaient historiquement très implantés en Afrique, ont commencé par instaurer le traité de Yaoundé qui garantissait des avantages commerciaux et financiers à 18 de leurs anciennes colonies africaines. En 1975, il est remplacé par la convention de Lomé |2|, concernant des pays d’Afrique, des îles des Caraïbes et du Pacifique (les pays dits ACP). Le discours officiel veut que des droits de douane réduits permettent alors aux pays ACP d’accéder plus facilement au marché européen. Mais il est tentant d’interpréter le mécanisme autrement : permettre aux pays européens de bénéficier prioritairement des produits de ces pays qui les intéressent le plus… Par exemple, depuis 1975, le sucre produit par quatorze pays, dont Madagascar et l’île Maurice, se retrouve sur le marché européen grâce à des accords préférentiels.

Vingt-cinq ans plus tard, le bilan officiel de la Convention de Lomé est qualifié de mitigé : « Les évaluations de l’aide financière communautaire dans les pays ACP ont souvent montré qu’il a été insuffisamment tenu compte du contexte institutionnel et politique dans le pays partenaire. Ceci a trop fréquemment compromis la viabilité et l’efficacité de la coopération. L’impact des préférences commerciales non réciproques a également été décevant. Tandis qu’elles ont contribué au succès commercial de certains pays, les résultats globaux ont été mitigés : la part des pays ACP sur le marché de l’UE a diminué, passant de 6,7% en 1976 à 3% en 1998, et environ 60% des exportations totales demeurent concentrés sur 10 produits seulement. En même temps, la nécessité de s’adapter aux développements internationaux était évidente, tout particulièrement aux processus de mondialisation économique et commerciale, ainsi qu’à la nécessité d’assurer la compatibilité avec l’OMC |3|. »

Cette nécessité est à l’origine d’une refonte de la convention de Lomé, qui a cédé la place le 1er avril 2003 aux accords de Cotonou |4|. Révisés tous les cinq ans, ils concernent, en 2005, 77 pays ACP (dont tous les pays d’Afrique subsaharienne) et les 15 pays qui étaient membres de l’Union européenne en 2003. La philosophie en est résumée comme suit : « Le nouvel accord définit clairement une perspective qui combine la politique, le commerce et le développement. Il se fonde sur cinq piliers interdépendants : une dimension politique globale, la promotion des approches participatives, une concentration sur l’objectif de la réduction de la pauvreté, l’établissement d’un nouveau cadre de coopération économique et commerciale et une réforme de la coopération financière |5|. » Mais le point central est celui de la coopération économique et commerciale : « Les États ACP et la CE [Communauté européenne] sont convenus de mettre en place de nouveaux accords commerciaux qui permettront de poursuivre la libéralisation des échanges entre les parties et de développer les dispositions pour les questions liées au commerce. Les objectifs de la coopération économique et commerciale sont : de promouvoir l’intégration harmonieuse et progressive des économies ACP dans l’économie mondiale, de renforcer les capacités de production, d’offre et en matière d’échanges commerciaux, de créer une nouvelle dynamique commerciale et de stimuler l’investissement, d’assurer la parfaite conformité avec les dispositions de l’OMC |6|. » Quand on connaît les exigences de libéralisation et de déréglementation de l’OMC, il y a de quoi être inquiet…

Agrrrrrroa !
Face à cela, les États-Unis ont voté en mai 2000 l’African Growth and Opportunity Act |7| (Agoa), concernant 38 pays africains, selon des critères choisis exclusivement par le président états-unien |8|. Contrairement aux accords de Cotonou, il ne s’agit pas d’un accord négocié, mais d’une loi des États-Unis servant avant tout leurs intérêts économiques, à travers des exonérations de droits de douane. Les produits concernés par l’Agoa sont d’ailleurs à 68 % des produits énergétiques et à 15 % des produits miniers. En 2001, les importations au titre de l’Agoa ont concerné 8,2 milliards de dollars de marchandises, bénéficiant surtout au Nigeria, au Gabon et à l’Afrique du Sud. Les États-Unis cherchent à se garantir des fournisseurs dociles, notamment pour le pétrole. D’autant plus que la législation états-unienne est très contraignante pour l’importation, ce qui fait que seulement 22 pays sur les 38 autorisés exportent dans le cadre de l’Agoa, et cinq de ces pays fournissent 95 % des importations des États-Unis dans ce cadre. Selon une étude du FMI datant de septembre 2002, les bénéfices pour les pays africains pourraient être multipliés par cinq si les conditions d’accès n’étaient pas aussi draconiennes : véritable économie de marché, pluralisme politique, protection de la propriété intellectuelle, et même des exigences révélatrices de l’impérialisme le plus pur… En effet, l’Agoa prévoit que les pays ne votent pas contre les intérêts américains au sein des instances internationales, dont les Nations unies et l’OMC, tandis que, dans le domaine du textile qui intéresse particulièrement l’île Maurice ou le Lesotho, la fibre utilisée doit absolument être importée des États-Unis |9| ! Voilà pourquoi, selon un observateur, « cette loi permet de récompenser des amis ou forcer certains à devenir des amis des États-Unis et sert à cimenter un consensus politique autour des intérêts américains. Cela fait partie de leur diplomatie et de leur politique de sécurité à travers le monde |10|. »

Les États-Unis ont encore fait preuve de tout leur cynisme en juillet 2003, au moment de l’entrée en exercice de la Cour pénale internationale (CPI), saluée comme une avancée juridique internationale majeure. Inquiets à l’idée que certains de leurs ressortissants puissent être traduits devant la CPI, ils ont imposé à de nombreux pays des accords prévoyant l’exemption de poursuites devant la CPI pour les États-uniens agissant dans ces pays. Dès les premiers jours de juillet 2003, suite à l’American Service Members Protection Act votée en 2002, dix pays africains |11| qui n’avaient pas signé cet accord ont été sanctionnés par un arrêt momentané de toute aide financière pour la formation et l’équipement de leurs troupes militaires. Comme l’a fait savoir l’organisation Human Rights Watch, c’est la première fois qu’un régime de sanctions est décrété envers des pays qui se rallient à la loi internationale…

Aide et remises de dette pour amadouer
Aux côtés de l’Union européenne et des États-Unis, d’autres pays industrialisés ont cherché à prendre pied en Afrique ; les plus importants d’entre eux sont le Japon et la Chine. Pour cela, ils utilisent tantôt l’aide au développement, tantôt les remises de dettes. Par exemple, en novembre 2004, le Japon a accepté d’annuler la dette du Sénégal à son encontre, estimée à 47 milliards de FCFA (près de 72 millions d’euros) |12|. Dans le même temps, il a accordé deux subventions d’un montant total de 5,7 milliards de FCFA (8,7 millions d’euros) qui devraient permettre de financer la construction d’un centre de pêche à Lompoul et l’approvisionnement en eau du milieu rural. Les médias se font régulièrement l’écho de la signature de tels accords, sous-entendant que les pays riches sont réellement généreux. Mais leur intérêt n’est jamais loin. Dans ce cas précis, il est de notoriété publique que le Japon a signé des accords de pêche avec le Sénégal dont les eaux sont très poissonneuses. Les bateaux-usines japonais viennent donc rafler les ressources halieutiques sénégalaises, obligeant les pêcheurs de Mbour et d’ailleurs à aller de plus en plus loin au large et à se contenter de prises de plus en plus modestes… Autre exemple, la Chine semble prête à financer la réfection de centaines de kilomètres de voies ferrées au Gabon et en Angola : bien sûr, les passagers attendront sans doute pour voyager, la priorité est aux matières premières, notamment le fer des gisements gabonais de Belinga et les richesses minières de République démocratique du Congo |13|.

Autre décision fort médiatisée, en décembre 2003 |14|, lors d’un sommet en Ethiopie, le Premier ministre chinois a annoncé que son pays annulait la dette de 31 pays africains, estimée à 1,3 milliard de dollars. Mais dans quel but ? Derrière cette annonce, et alors que les termes de cette annulation n’ont pas été rendus publics, il faut savoir que l’économie chinoise est en pleine expansion et qu’elle a un besoin impérieux de matières premières pour son industrie. Un tel accord va avant tout permettre de développer encore les échanges commerciaux entre la Chine et l’Afrique, qui sont en forte augmentation (12 milliards de dollars en 2000, contre 9,4 en 1999). La Chine s’assure donc ainsi des fournisseurs de matières premières fort dévoués, tandis que les pays africains peuvent espérer libérer quelques ressources qu’ils vont s’empresser d’aller dépenser en achetant des marchandises chinoises |15|…

Certes, les puissances étrangères ont orchestré la domination, mais il fallait des relais locaux pour la gérer discrètement. Les capitalistes africains s’y sont pliés de bonne grâce, engrangeant leur part de profit sonnant et trébuchant. Il fallait donc aller plus loin en empêchant les pays qui pourraient avoir des velléités émancipatrices de les mettre en pratique. Le rôle des dirigeants de certains pays clés allait devenir central.

Les garde-chiourmes du NEPAD
En juillet 2001, un plan baptisé « Nouvelle initiative africaine » (NIA) fut adopté par le Sommet des chefs d’État de l’Union Africaine (UA) à Lusaka (Zambie), puis accueilli favorablement lors du sommet du G8 à Gènes (Italie). Apparemment d’inspiration africaine, la NIA résultait de la fusion du Programme africain pour le millénaire (MAP) impulsé par les présidents Thabo Mbeki d’Afrique du Sud, Olusegun Obasanjo du Nigeria et Abdelaziz Bouteflika d’Algérie - auxquels s’est joint ensuite Hosni Moubarak d’Egypte -, et du plan Omega avancé par le président sénégalais Abdoulaye Wade. En octobre 2001, la NIA fut renommée Nouveau partenariat pour le développement de l’Afrique (NEPAD). Il allait sauver l’Afrique qui enfin se prenait en main, nous disait-on. Ses promoteurs étaient invités auprès des grands de ce monde et applaudis.

Mais le NEPAD, qui s’inscrit dans la démarche néolibérale, ne comporte pas la moindre interrogation sur la voie à choisir pour permettre à l’Afrique de se développer, il adopte d’emblée le modèle économique dominant. Quel développement veulent les populations africaines ? Comment faire valoir au mieux les atouts de l’Afrique ? Ces questions ne sont pas posées. Au contraire, la logique retenue est de rattraper les pays développés en cherchant à les imiter. Un document |16| pédagogique réalisé par la République du Sénégal, qui occupe la vice-présidence du Comité des chefs d’État et de gouvernement chargé de la mise en œuvre du NEPAD, précise son objet : « Le NEPAD a pour ultime objectif de combler le retard qui sépare l’Afrique des pays développés. Cette notion de fossé à remplir est le cœur même du NEPAD. » Par conséquent, le NEPAD n’ouvre pas une nouvelle voie, il comble un fossé… Et comment va-t-il s’y prendre ? La stratégie est d’ouvrir l’Afrique au libéralisme, aux investisseurs privés et aux multinationales : « Pour la première fois, dans son histoire, l’Afrique, à travers le NEPAD, a décidé de faire un appel au secteur privé qu’il considère comme devant être au cœur de la croissance. [...] Dans cette direction, le NEPAD encourage le développement d’un secteur privé africain qui peut être soit autonome, soit associé au secteur privé étranger en "joint-ventures". » On croit rêver quand on lit que la joint-venture, à savoir des entreprises gérées conjointement par des sociétés privées africaines et étrangères, semble la solution miracle. Attirer des capitaux étrangers privés devient le but suprême, les autorités sénégalaises ont même avancé le chiffre de 64 milliards de dollars par an, notamment pour les projets d’infrastructure suivants |17| :
projets routiers (autoroutes à six voies, dites Trans-côtière entre Lagos au Nigeria et Tripoli en Libye, ou Trans-sahélienne est-ouest entre Dakar au Sénégal et N’Djamena au Tchad) pour 19 milliards de dollars ;
projets portuaires (aménagement des ports de Tanger au Maroc, Conakry en Guinée, San Pedro en Côte d’Ivoire, Luderitz en Namibie, Mombasa au Kenya) pour 550 millions de dollars ;
projets ferroviaires (rail ouest-africain entre Lagos au Nigeria et Niamey au Niger via Dakar ; rail Trans-Afrique depuis Le Cap en Afrique du Sud jusqu’à N’Djamena au Tchad et Nairobi au Kenya) ;
projet de ligne électrique entre le barrage d’Inga en RDC et Le Caire en Egypte, pour 6 milliards de dollars ;
projets énergétiques (gazoducs du Nigeria vers le Sénégal et vers l’Europe via Alger), etc.

En septembre 2004, à Johannesburg, le président sénégalais Abdoulaye Wade a malgré tout déploré l’absence de résultats tangibles… De même, Georges Taylor-Lewis, un des responsables du NEPAD à la Banque africaine de développement, a déclaré : « Nous sommes très déçus ! Le secteur privé n’a pas répondu à l’appel des chefs d’État. Des entreprises se manifestent, elles viennent nous voir pour s’informer, mais après on n’en entend plus parler |18|. » L’échec se profile.

En fait, le NEPAD n’est rien d’autre qu’un gigantesque programme d’ajustement structurel appliqué à tout le continent africain. Pour être menée à bien, cette opération a dû revêtir l’apparence d’une démarche impulsée par des Africains. Mais est-elle bien l’œuvre de chefs d’État du continent ? On peut en douter quand le Premier ministre anglais, Tony Blair, vend la mèche en 2003 : « C’est dans cet esprit de solidarité internationale que le gouvernement travailliste de Grande-Bretagne a ouvert la voie à l’annulation de la dette du tiers-monde, augmenté l’aide proportionnellement au PIB comme aucune autre nation comparable ne l’a fait, et conçu le Nepad, Nouveau Partenariat pour le développement de l’Afrique |19|. »

Les pays les plus industrialisés ont donc conçu un plan qu’ils ont demandé à leurs alliés les plus zélés en Afrique de faire appliquer. Le capitaine de ce navire est l’Afrique du Sud, première puissance économique du continent : elle abrite le secrétariat du NEPAD. Le Nigeria, le Sénégal, l’Algérie, l’Egypte sont les fidèles seconds. Les places furent chères, les présidents de ces pays ont dû jouer des coudes pour avoir cette reconnaissance-là. Ils sont chargés de promouvoir des politiques libérales afin d’ouvrir de nouveaux marchés aux sociétés multinationales du Nord et de surveiller les agissements des autres pays africains.

A cette fin, le NEPAD comporte depuis mars 2003 un Mécanisme africain d’évaluation par les pairs (MAEP), qui est officiellement « un mécanisme d’autoévaluation auquel ont volontairement adhéré les États membres de l’Union Africaine dans le but d’encourager l’adoption des politiques, normes et pratiques qui conduiront à la stabilité politique, la croissance économique élevée, au développement durable et à l’intégration économique régionale accélérée |20|. » Il s’agit en fait d’un mécanisme de contrôle des Africains par d’autres Africains qui sont à la solde des puissances occidentales. On retrouve là le vocabulaire utilisé habituellement par les institutions internationales quand elles cherchent à imposer leur logique sans y paraître. Pourtant, comme le disent Susana Jourdan et Jacques Mirenowicz, fondateurs de la Revue durable : « Il n’y a pas de corrélation entre la croissance et le bien-être. Et c’est bien la question du bien-être qu’il faut mettre à l’avant-scène |21|. » Tant pis pour le bien-être : la camisole néolibérale est prête.

Les chouchous…
Parmi les pays africains ainsi soumis, la « communauté internationale » distingue les bons élèves, les cancres et les autres…

Les chouchous sont ceux qui savent déjà attirer les capitaux étrangers en étant économiquement « attractifs », indépendamment des souffrances des populations sur place. En effet, les investissements directs étrangers (IDE) ne sont absolument pas une garantie que le niveau de vie des populations va croître, bien au contraire puisque les investisseurs étrangers cherchent avant tout à rentabiliser leur investissement. Selon la Cnuced, les pays africains ont attiré 15 milliards de dollars de capitaux étrangers en 2003, mais les disparités entre pays sont importantes. Ceux qui se sont distingués en 2003 sont le Maroc, l’Angola, la Guinée équatoriale, le Nigeria et le Soudan, qui ont reçu plus d’un milliard de dollars en IDE, suivis par l’Algérie, le Tchad, la Libye, l’Afrique du Sud et la Tunisie (entre un demi et un milliard de dollars). Le pétrole, produit stratégique par excellence, est un dénominateur commun de la plupart d’entre eux. Un petit pays comme Sao Tomé et Principe, État insulaire au large du Gabon très prometteur sur ce plan, est traité avec égards, notamment dans la perspective de l’établissement d’une base militaire états-unienne. Le fait que le président Fradique de Menezes soit anglophile et proche de George Bush, que la population soit majoritairement chrétienne et que l’archipel soit situé en marge de la zone d’influence française, augmente encore sa cote.

D’autres pays bénéficient de la clémence des grandes puissances : le Botswana, la Namibie et Maurice. Ils possèdent des ressources intéressantes (diamant pour les deux premiers) ou une industrie naissante (textile pour le troisième). Ils ont pu, pour des raisons diverses, profiter relativement des revenus qu’elles ont générés. La plus faible emprise des pays riches qui leur ont laissé une paix relative et, ce qui n’est pas sans rapport, des élites plus respectables peuvent expliquer qu’ils aient une image plutôt positive en Afrique, sans pour autant être idéale. Comment oublier par exemple le sort réservé, à partir de 1997, aux Bushmen au Botswana, expulsés de leurs terres ancestrales dans le Kalahari, région prospectée pour le diamant ?

On le voit, les besoins financiers pour garantir les droits humains fondamentaux ne sont nullement pris en compte quand il s’agit de choisir les pays récipiendaires de la grande majorité des investissements. Comment dès lors parvenir à la satisfaction de ces droits avec le modèle actuel si elle n’est pas dès le départ le but suprême ?

… et les cancres
A l’opposé, certains pays africains semblent abandonnés à leur triste sort. La Somalie est de ceux-là. Après la longue dictature de Syad Barré de 1969 à 1991, l’État s’est disloqué, sombrant sous les coups de boutoir des seigneurs de guerre et de leurs milices. Les Marinesétats-uniens ont débarqué à Mogadiscio sous les caméras des journalistes en décembre 1992 (la fameuse opération Restore Hope), mais l’intervention militaire des États-Unis et de l’ONU fut un échec. Depuis, les grandes puissances observent de loin… La Somalie s’est décomposée, ne disposant plus d’institutions officielles depuis 1991, alors que la guerre civile a fait environ 500 000 morts. Plusieurs provinces ont fait sécession (Somaliland en 1991, Puntland en 1998). En octobre 2004, le Parlement de transition, qui doit siéger au Kenya faute de sécurité suffisante en Somalie même, a nommé un Président (Abdallah Youssouf Ahmed), qui a désigné un Premier ministre, puis un gouvernement comptant pas moins de 74 ministres. Mais aucun État central n’existe dans ce pays : la présidence n’a pas de siège, le Président n’a pas d’armée, pas de budget |22|.

Le pays le plus stigmatisé ces dernières années est sans conteste le Zimbabwe. L’ancienne Rhodésie du Sud, indépendante depuis 1980 et dirigée par Robert Mugabe, est mise au ban des nations. Son crime est d’avoir permis l’occupation sauvage, par d’anciens combattants contre le régime raciste de Ian Smith, de grandes propriétés agricoles détenues par les fermiers blancs. Après l’indépendance, acquise justement sur fond de revendication de récupération des terres, la situation s’était enlisée, perpétuant une répartition de la terre particulièrement injuste : quelques milliers de fermiers blancs régnaient sur de vastes exploitations occupant les zones les plus fertiles, tandis que 700 000 familles de paysans noirs se partageaient des terres moins propices à la culture. Faisant face à des difficultés économiques à partir de 1991 et contraint à la signature d’un plan d’ajustement structurel avec le FMI et la Banque mondiale, le régime de Mugabe a subi des critiques de plus en plus virulentes et affronté des mouvements sociaux de grande ampleur. Il a alors favorisé et instrumentalisé les premières occupations de terre pour redorer son image. Le phénomène s’est amplifié à partir de 2000, alors que l’opposition, soutenue par les puissances occidentales, gagnait en audience. Elle était aidée en cela par les sanctions imposées par les pays du Nord envers Mugabe. Depuis, le pouvoir se crispe, recourant à des méthodes peu recommandables, même si Mugabe reçoit le soutien de plusieurs chefs d’État africains, comme le président namibien Sam Nujoma. En septembre 2002, Mugabe déclare au siège des Nations unies à New York : « Nous refusons d’être une extension de l’Europe. Nous sommes africains et nous le demeurerons. [...] Je demande à cette Assemblée Générale de faire savoir à la Grande-Bretagne et spécialement à son Premier ministre Tony Blair que le Zimbabwe a cessé d’être une colonie britannique en 1980 |23|. » La situation s’aggrave : la production agricole est totalement désorganisée et la situation alimentaire est particulièrement difficile dans ce pays qui a longtemps été une zone agricole de tout premier plan. Le Zimbabwe subit aujourd’hui les châtiments corporels réservés aux pires des cancres : ceux qui n’acceptent pas, à tort ou à raison, de rentrer dans le rang.

Parmi les cancres toujours, on ne peut s’empêcher d’évoquer la Zambie, laissée seule avec son cuivre que les multinationales du secteur ont déserté, ou le Burundi, en guerre civile de 1993 à 2003 et sur lequel plane toujours l’ombre du drame rwandais, après la période de transition ouverte en août 2000 par les accords d’Arusha…

PPTE pour les autres
Les pays connaissant de grosses difficultés, et ils sont nombreux en Afrique, ont vu apparaître un nouveau sigle magique : PPTE. En 1996, au sommet du G7 de Lyon, les pays riches ont fait, une fois de plus, le constat que la dette était un fardeau insupportable pour les pays les plus pauvres, et qu’elle risquait de provoquer des interruptions répétées de paiement, voire des remises en cause plus ou moins violentes du système en place. Ils ont alors décidé une initiative très médiatisée d’allégement de la dette, baptisée « initiative PPTE » (pays pauvres très endettés). Se révélant fort insuffisante, l’initiative initiale a été renforcée en 1999, lors du sommet du G7 de Cologne.

Officiellement, c’était une révolution… Elle devait permettre aux pays concernés de faire face à « toutes leurs obligations présentes et futures en matière de service de la dette extérieure, sans rééchelonnement de la dette ou accumulation d’arriérés et sans affaiblir la croissance ». La grande nouveauté était l’implication pour la première fois du FMI et de la Banque mondiale : « Cette initiative marquait une rupture importante avec les pratiques établies, toute réduction antérieure de la dette due aux institutions financières multilatérales ayant été refusée sous prétexte que cela affaiblirait leur "statut de créancier privilégié" |24| ».

Mais loin d’apporter une solution au problème de la dette de tous les pays en développement, l’initiative se place d’emblée dans une démarche restrictive : elle ne s’applique qu’aux pays les plus pauvres (revenu par habitant inférieur à 865 dollars), qui ont accès aux financements concessionnels de l’Association internationale de développement (AID, branche de la Banque mondiale) et à la Facilité du FMI pour la réduction de la pauvreté et la croissance (FRPC). Moins d’un pays en développement sur deux répond à ce critère : 81 sur 165 en tout.

Mais cela était encore trop ! Deux conditions ont été ajoutées : l’endettement du pays doit demeurer intolérable après application des mécanismes traditionnels d’allégement ; les pays doivent avoir appliqué, selon la Banque mondiale, « avec succès des stratégies axées sur la réduction de la pauvreté et la mise en place des fondements d’une croissance économique durable ». Critère discutable puisque les politiques imposées par les institutions internationales en Afrique pour favoriser la croissance vont fondamentalement à l’encontre de l’objectif de réduction de la pauvreté, cela est démontré depuis plus de vingt ans. Bref, de manière plutôt opaque, les grandes puissances ont sélectionné 42 pays, dont 34 en Afrique |25|, pour participer à l’initiative.

Le parcours du combattant
Pour eux, le franchissement de deux étapes s’impose. Pendant une première période de trois ans, le pays doit appliquer les réformes économiques demandées avec insistance par la Banque mondiale et le FMI. Leur logique est la même que celle de l’ajustement structurel dont nous avons vu les effets destructeurs. Afin de faire accepter cette nouvelle potion amère aux populations, l’initiative prévoit la rédaction, « en consultation avec la société civile et avec l’appui de la Banque, du Fonds et des autres bailleurs d’aide extérieure », d’un document stratégique de réduction de la pauvreté (DSRP), intérimaire dans un premier temps. Cependant, nombreux sont les exemples attestant que la consultation de la société civile fut très parcellaire et sélective, beaucoup d’organisations n’ayant pas les moyens techniques ou financiers de peser sur les discussions, notamment celles établies hors de la capitale. D’autres, au contraire, étaient créées par des proches du pouvoir pour porter la parole officielle et profiter de quelques crédits alléchants. Les pressions furent souvent énormes pour parvenir rapidement à la signature d’un accord sans provoquer de remous, et en général, la consultation fut bâclée pour permettre aux institutions internationales et aux dirigeants africains de parvenir à leurs fins, comme le confirme le PNUD : « Prenons l’exemple du Burkina Faso, où la participation à l’initiative PPTE et à la stratégie de réduction de la pauvreté a pris la forme d’une réunion d’une heure et demie entre donateurs et organisations de la société civile |26|. »

Ainsi l’ajustement structurel a tout fait pour se parer de la caution de la société civile et affaiblir ses critiques face aux mesures économiques qui étaient mises en place. Ce qui ressort surtout de cette consultation factice, c’est que les mouvements sociaux ont été invités à se prononcer sur l’affectation de quelques fonds bien modestes, mais les promoteurs de l’initiative PPTE ont pris soin de ne pas leur laisser la possibilité de remettre en cause l’organisation générale de l’économie. Les leviers de décision restent entre les mains des institutions internationales, qui ne cèdent pas un pouce de terrain. La domination demeure, relégitimée par cette démarche faussement consultative.

A l’issue de ces trois ans de réformes libérales inspirées de l’ajustement structurel, arrive le « point de décision ». Il faut déterminer si la dette du pays est insoutenable ou non. Mais comment faire ? Les institutions internationales ont alors décidé – arbitrairement – d’un critère d’insoutenabilité. L’adjectif « arbitraire » s’impose effectivement : le critère principal pour passer à l’étape suivante n’a absolument aucun sens ! En effet, il faut que le quotient de la valeur actuelle nette |27| de la dette par le montant annuel des exportations soit supérieur à 150 %, ce qui est ridicule car on compare alors un stock de dette (accumulé depuis des années) avec un flux annuel de capitaux, qui plus est concernant les exportations qui ne rentrent pas toutes, loin de là, dans la poche de l’État en question |28|.

Une fois le point de décision atteint, le FMI et la Banque mondiale utilisent donc ce critère pour décider si la dette du pays est insoutenable ou non. Quatre pays sur les 42, dont l’Angola et le Kenya |29|, ont alors appris que l’initiative PPTE ne les concernait plus : ils ont la « chance » d’avoir une dette soutenable, donc ils ne profiteront pas d’allégement spécifique à l’initiative PPTE. Si on enlève aussi le Laos qui a refusé d’intégrer l’initiative (quelle belle preuve de ses insuffisances !), il ne reste déjà plus que 37 pays.

Ces pays rescapés doivent alors continuer à établir des réformes économiques demandées par le FMI et la Banque mondiale, pendant une période variant officiellement entre un et trois ans. Le DSRP doit devenir définitif et correspondre aux desiderata des institutions internationales. Car bien sûr, ce sont elles qui proclament l’arrivée du point d’achèvement, où les allégements de dette sont définitivement délivrés. Ces allégements sont calculés pour qu’à terme, la dette redevienne soutenable. Théoriquement, le quota considéré doit repasser sous le seuil de 150 %.

La part de la dette due aux pays du Club de Paris (19 pays riches regroupés en un club bien peu transparent) est alors réduite de la manière suivante |30| : les crédits d’aide publique au développement (contractés à un taux inférieur au taux du marché) sont rééchelonnés sur 40 ans dont 16 de grâce |31| ; les crédits dits « commerciaux » sont annulés à hauteur de 90 % ou plus si nécessaire, la part restante étant rééchelonnée au taux de marché approprié sur 23 ans dont 6 de grâce. Les autres créanciers bilatéraux (pays hors Club de Paris comme les pays du Golfe ou des pays émergents) et les créanciers multilatéraux (FMI, Banque mondiale, banques régionales de développement, etc.) doivent compléter ce dispositif afin de rendre la dette soutenable. Certains pays riches, dont la France, ont accordé des allégements additionnels, allant jusqu’à 100 % d’annulation dans le cas des crédits commerciaux. Selon le discours officiel, à ce moment-là, le problème de la dette est définitivement réglé.

Le temps s’allonge
Pourtant, neuf ans après le début de l’initiative PPTE, c’est loin d’être fini.

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