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« Nous avons dans nos rangs des individus à la moralité douteuse qui ternissent l’image de l’opposition en général »

 

Entretien avec Acheikh Ibn-Oumar

(Suite et fin)

 

Lyadish Ahmed – Parlant de vos activités diplomatiques, vous avez effectué très récemment des déplacements à Genève. Avez-vous aussi établi des contacts avec les autorités françaises pour leur expliquer vos projets ?

Acheikh Ibn-Oumar 
– Des responsables de l’UFR ont fait des déplacements dans divers pays européens, principalement pour diffuser notre programme politique, sensibiliser les autorités concernées sur le problème de la protection des prisonniers,sur la manipulation gouvernementale concernant les enfants –soldats, etc. Mais jusqu’à présent, il n y a rien qui mériterait une projection médiatique.

Car, vous savez, les contacts diplomatiques ont besoin de temps. L’UFR a commencé à exister en janvier. La Représentation Europe a été nommée juste au moment du déclenchement des combats de mai. Il est donc trop tôt pour faire un bilan diplomatique ou pour parler de contacts officiels avec quelque autorité que ce soit ; si tant est qu’un mouvement qualifié de « rebelle » puisse avoir des relations qu’on pourrait qualifier d’officielles avec des gouvernements qui ont des rapports d’Etat à Etat avec N’djamena. L’essentiel c’est de faire parvenir notre point de vue aux partenaires concernés, d’une manière ou d’une autre.

Pour ce qui est de nos projets, on ne peut pas encore vraiment parler de « projets », car cela suppose des textes précis sur les questions importantes ; et, sur ce plan, notre réflexion interne aussi a besoin de temps pour prendre corps, être assimilée par tous, et formulée de façon consistante. Car nos programmes politiques classiques reprenant les mêmes catalogues de critiques sur la gestion du pouvoir, et de promesses de redressement, sont peut-être un instrument acceptable pour la mobilisation de nos sympathisants, mais ne sont pas très vendables sur le plan diplomatique. De toute façon, nous ne recherchons pas le sensationnel. C’est très facile d’écrire sur le Net qu’un tel a été reçu au Quai d’Orsay, et que tel autre a des bonnes entrées auprès de je ne sais quelle organisme, etc. …non, ce n’est pas le genre d’effet que nous recherchons. Les problèmes du Tchad, sont nombreux, anciens et complexes. La scène politique est marquée par la multiplication des sigles, la légèreté des écrits et des démarches, et l’anarchie des initiatives ; tout cela nous dicte une démarche patiente, calme et méthodique  pour gagner en crédibilité et en cohérence.


Lyadish Ahmed 
–  A qui, précisément, faites-vous allusion en parlant de légèreté des écrits et des démarches ?

Acheikh Ibn-Oumar 
– Vous savez bien que les auteurs de 90% des écrits tchadiens sur le Net se présentent comme des opposants  et pour les observateurs qui dit « opposants » dit UFR. Ainsi, nous payons le prix en termes d’image. D’autres contactent la Presse internationale ou les milieux diplomatiques, ce qui est leur droit d’ailleurs en tant que d’individus ; mais en se présentant comme militants ou sympathisants de l’UFR, ils donnent à leurs interlocuteurs la fausse impression qu’ils sont mandatés pour exprimer le point de vue de l’UFR. Ainsi, la confusion se crée au niveau des observateurs et nous avons besoin de leur dire, que tout cela n’engage nullement l’UFR, dont les opinions et positions ne peuvent être exprimées que par des responsables ayant un mandat officiel. Un camarade vient de me rappeler récemment les propos que nous avait ironiquement tenus l’ex président éthiopien Mengistu, en 1984: « Frères Tchadiens, vous êtes très forts : cela fait 10 ans que nous sommes en train de préparer la création d’un parti, alors que vous, vous en créer facilement tous les jours ! » Je crois que je n’ai pas besoin d’en dire plus pour me faire comprendre.


Lyadish Ahmed 
–  Revenons à vos démarches diplomatiques, même non officielles. Genève marque quand même une volonté d’engager des négociations avec N’Djamena par l’intermédiaire de ses partenaires politiques occidentaux…

Acheikh Ibn-Oumar 
– L’UFR a établi un plan de campagne d’explication en direction des partenaires internationaux, en particulier l’ONU, l’Union européenne, l’Union africaine, et certains pays de la région. Notre représentation, dans son champ d’action a naturellement une petite participation dans ce travail. Nous sommes encore à la phase préliminaire de nos contacts. Quand on aura fait le tour de tous les partenaires pressentis, nous allons en faire une synthèse au niveau du Bureau exécutif, évaluer les possibilités et les conditions d’un dialogue réel avec la Communauté internationale et avec le régime, élargir les concertations internes, et, passer peut-être à une phase plus concrète. Mais aujourd’hui, parler des négociations avec les partenaires occidentaux ou avec le régime,  c’est prématuré.


Lyadish Ahmed 
– Vous excluez donc de vos démarches toute idée de négociation avec N’Djamena ?

Acheikh Ibn-Oumar 
– Pour ce qui est du principe de la  négociation, c’est au Pouvoir MPS et ses « coaches » internationaux qu’il faut poser la question.

Quant à notre position de principe, ce n’est pas un secret : nous ne cessons de répéter que la guerre n’est pas un but un soi ; ce n’est qu’un moyen, et même un mauvais moyen d’ailleurs. Seulement, la poursuite de la violence depuis des décennies ne procède pas d’un choix délibéré des militants. On ne se lève pas un matin en disant : « tiens les gars, et si on déclenchait une bonne petite guerre ! ».

Le général Déby avait eu une chance exceptionnelle pour mettre fin à l’engrenage de la violence, malheureusement, il a plutôt aggravé la militarisation du débat politique. Rappelez-vous le : « Moi, je ne suis pas parvenu au pouvoir par un billet d’Air Afrique » !

L’opposition armée, à l’instar des autres forces patriotiques de l’extérieur et de l’intérieur, a toujours affirmé que le problème essentiel du Tchad n’est pas de nature militaire mais politique, et la solution ne peut être donc que politique.

L’UFR est non seulement disposée pour un dialogue, mais dès la formation du bureau, nous avons mis sur pied une équipe pour approfondir la réflexion sur la solution pacifique.

Mais comme je le disais, le pouvoir a des séreuses difficultés à se libérer de cette mentalité de récupération individuelle et de « partage du gâteau », sous couvert de « retrouvailles entre frères ». Or, beaucoup d’entre nous ont déjà occupé de très hautes fonctions, et je ne sais pas quelle promesse de postes peut nous attirer, à moins de créer vingt  postes de Premier ministre et quinze postes de chef d'État !


Lyadish Ahmed 
– A vous entendre, on croirait que la rébellion suscite encore la sympathie des Tchadiens. Mais ne pensez-vous pas que les Tchadiens ainsi que les partenaires politiques du Tchad ont de moins en moins confiance aux chefs rebelles, jugés pas sérieux ?

Acheikh Ibn-Oumar 
– Quand je vois, et j’entends, ceux qui parlent au nom du gouvernement, je crois qu’en termes de sérieux, la comparaison est largement favorable à l’opposition.

Cependant, il est vrai que nous avons des failles.

L’incapacité à s’entendre lors des combats de N’djamena de février 2008, au cours desquels, pour paraphraser le général De Gaulle, « le pouvoir n’était pas à prendre mais à ramasser », avait sérieusement affaibli notre crédibilité

Nous avons dans nos rangs des individus à la moralité douteuse qui ternissent l’image de l’opposition en général.

La composition de nos organes dirigeants n’est pas très représentative de la diversité nationale ; il y a une réalité, c’est que la désignation des membres des organes ne se fait pas sur la base du  mérite ou de la compétence mais sur la base d’une répartition par quotas entre les différents mouvements.

Une partie de ces failles s’expliquent aussi par les écrits de certains compatriotes, qui se présentent comme sympathisants ou militants de tel ou tel mouvement, parfois même, comme « présidents » de ceci ou cela, et qui tiennent des propos irresponsables, insultant telle ou telle personnalité tchadienne ou étrangère, attisant les haines ethniques, ou simplement en se lançant dans des commentaires et des analyses sur des problèmes dont ils ne prennent pas la peine de maîtriser les dimensions essentielles.

Un jeune compatriote me faisait remarquer récemment : « il est facile de réunir les Tchadiens, mais il est très difficile de les unir »

Tout mouvement de lutte connaît des tares et des défauts, et le combat pour le changement national passe par le combat contre nos propres défauts, parfois au prix de remises en cause et de ruptures assez douloureuses.

Cela aussi fait partie du sacrifice et la victoire n’en sera que plus douce.


Lyadish Ahmed 
– Si ces écrits que vous incriminez foisonnent sur internet c’est que certains dirigeants encouragent ou laissent faire parce qu’ils sont fortement tentés par leur promotion personnelle, ignorant ainsi le but principal de leur combat…

Acheikh Ibn-Oumar 
– Je dois reconnaître qu’en tant que dirigeants nous sommes parfois défaillants : nous avons  tendance à nous laisser facilement flatter et à être trop complaisants ou laxistes.

Le règlement intérieur est violé tous les jours, mais il n’y a presque jamais de sanctions ou des procédures disciplinaires. Presque aucun mouvement ne tient de congrès statutaire pour régler les divergences internes. Résultat: la moindre dissension, parfois très simple, se règle par une scission et la création d’un nouveau mouvement qui connaît à son tour une nouvelle scission et ainsi de suite.

On peut citer les contacts anarchiques avec l’extérieur par des individus non mandatés pour brouiller toute lisibilité de nos positions par nos partenaires, l’absence de distinction entre les problèmes internes qui doivent être discutés au sein de la structure, en respectant la hiérarchie, d’une part, et les problèmes publics, d’autre part.

La conséquence ultime pourrait rendre impossible toute vie organisationnelle interne cohérente, décourager les militants et sympathisants et justifier les ralliements séparés, en tant que solution du moindre mal.


Lyadish Ahmed 
– Ce saucissonnage par scission des mouvements contribue à affaiblir l’UFR même si vous ne voulez pas le reconnaître

Acheikh Ibn-Oumar 
– Je reconnais les manquements de l’UFR, à commencer par mes manquements personnels. Mais dans une logique d’amélioration de notre instrument de lutte et non une logique de dénigrement et de découragement qui relève du sabotage.

On peut épiloguer longtemps sur les faiblesses de l’opposition, qui sont, en réalité, celles de la classe politique tchadienne, en général. Mais, au total, on se retrouve face à deux options : ou bien s’engager dans cette lutte et renforcer le cadre commun tout en cherchant à l’améliorer, et surtout, à s’améliorer soi-même, ou bien se jeter pieds et poings liés dans la machine à broyer du  Pouvoir.

Je serais personnellement partant pour une éventuelle troisième voie, mais honnêtement, je ne vois pas par quel cheminement réalisable on pourrait changer les choses en renvoyant dos à dos le régime et l’opposition armée. L'expérience a montré que les insatisfaits qui ont essayé de sauter hors de la pirogue de l'opposition, au nom d’une troisième voie plus radicale ou plus modérée qu’importe, se sont finalement retrouvés entre les mâchoires du crocodile MPS.


Lyadish Ahmed 
– Que pensez-vous de la recrudescence ces dernières années de regroupements politiques ou d’adhésions fondés exclusivement sur les attaches claniques ou tribales des individus ?

Acheikh Ibn-Oumar 
–  Le problème, c’est que nous, Tchadiens, avons un héritage assez lourd à gérer. Depuis des décennies, le paysage politique est marqué par l’émiettement, la multiplication des sigles, le « cheffisme », sur fond de méfiance et même d’animosité inter communautaire. Beaucoup de compatriotes ont pris de mauvaises habitudes, au nom de l’engagement politique. Regardez l’évolution des partis civils dits « démocratiques » : on retrouve les mêmes tares : mobilisation communautariste, personnalisation à outrance des directions, etc.; oui, car, tout en accusant le général Déby d’instaurer une présidence à vie, nous avons des petites présidences à vie à la tête de nos partis et nos mouvements.

Ce sous-développement politique et idéologique est le reflet de notre Histoire commune. On ne peut pas s’en libérer du jour au lendemain.


Lyadish Ahmed 
– Avouez que les attaches claniques sont utilement exploitées par les responsables politiques eux-mêmes, plus portés sur la valorisation de l’ethnie que les simples citoyens.

Acheikh Ibn-Oumar -
 
Si les mouvements ont une coloration tribale, la responsabilité incombe bien sûr à nous autres responsables, qui ne réussissons pas à transformer notre type de recrutement, mais elle incombe aussi à ceux qui refusent de s’engager dans les mouvements sous prétexte de ne  pas être dirigés par un ressortissant de telle ethnie ou telle région.


Lyadish Ahmed 
– Que voulez-vous dire ?

Acheikh Ibn-Oumar -
 
Des compatriotes, parfois se disant « opposants » ou « démocrates », renforcent inconsciemment la campagne d’intoxication du régime, en focalisant sur l’origine ethnique ou géographique des chefs des mouvements, au lieu de critiquer les programmes et les conceptions.

Si on me dit que les Timane, Adouma, Abdalwahid, Nouri, Adoum Yacoub, Abadour Acyl, Djibrine Assali, Tollimi, etc. ne gèrent pas bien, on peut porter des correctifs ou même des sanctions. Mais si on me dit qu’un tel est neveu de Déby, tel autre a été un collaborateur du régime, tel autre est du BET, tel autre est un Arabe, ou un Tama, etc., honnêtement, je ne sais pas comment apporter des correctifs. La loi permet de changer de nationalité et même de nom, mais on ne peut pas changer son lieu de naissance, ni sa généalogie, ni sa carrière politique passée.

Et le problème est plus grave et plus profond que celui de la prédominance du facteur tribal au sein de tel ou tel mouvement. Ce n’est que la partie visible de l’iceberg. En fait, toute la société tchadienne est en train d’être délibérément et méthodiquement minée, de la ville à la campagne, par le virus de la division.

Quand on observe les failles silencieuses qui sont en train de s’installer sur le plan social, religieux, économique, sécuritaire, foncier, scolaire, administratif, judiciaire, etc. selon des segments centrifuges multiples en apparence, mais qui cachent mal une profonde cassure Nord/Sud, il y a de quoi être vraiment inquiet quant à la viabilité de l’unité nationale. La tâche n’est pas du tout facile surtout que l’Etat lui-même se comporte en pompier-pyromane.


Lyadish Ahmed 
– N’est-ce pas là une grave défaillance des élites dans la construction d’une nation tchadienne ?

Acheikh Ibn-Oumar 
–Parfois les responsables politiques et les cadres en général sont pris au piège malgré eux. Il ne faut pas chercher des responsabilités individuelles ; car on ne peut pas dire que tous les individus sont mauvais. Il faut voir ce phénomène de la division comme une sédimentation historique qui s’est mise en place à travers un processus sociopolitique complexe. Il faut en analyser rationnellement toutes les strates pour en dégager un programme de réflexion et d’action bien articulé.

Je le répète souvent, il faut un travail de longue haleine, une structure organisationnelle unitaire cohérente, des cadres conscients, compétents et déterminés, des dirigeants inspirés, des méthodes de travail scientifiques et un discours responsable.

La structure unitaire existe avec l’avènement de l’UFR, pour le reste, et bien…comment dire…il y a sûrement encore beaucoup, beaucoup de chemin à faire.


Lyadish Ahmed 
– Pour terminer, que pensez-vous de la dernière interview que Déby a accordé à Jeune Afrique, en particulier s’agissant de l’affaire du porte-parole de la CPDC, Monsieur Ibni Oumar Mahamat Saleh ?

Acheikh Ibn-Oumar 
–  Permettez-moi de dire que les patriotes tchadiens doivent commencer tout énoncé politique par un rappel de la responsabilité du régime dans la disparition d’Ibni Oumar Mahamat Saleh. Après le rapport de la Commission d’enquête qui a établi que Ibni a été arrêté par les forces de sécurité tchadienne, le régime, notamment à travers la pitoyable interview du général Déby à Jeune Afrique, tente d’échapper à ses responsabilités en noyant le problème dans un bourbier judiciaire, espérant que le temps finira par faire oublier l’affaire. Il faut maintenir la pression sur les soutiens français et européen du régime pour que le crime de l’oubli ne vienne pas s’ajouter au crime de l’assassinat.


Lyadish Ahmed 
– Acheikh Ibn-Oumar, je vous remercie.

Acheikh Ibn-Oumar – Merci
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Propos recueillis par :

Lyadish Ahmed

Chroniqueur bénévole

La Dissidence

Presse Libre d’investigations et de réflexions politiques sur le Tchad

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