Le parcours d’Acheikh ibn Oumar épouse chaque phase de l’histoire tourmentée du Tchad, depuis les années 1970. Ministre du Gouvernement national d'union de
transition (GUNT), constitué en 1979 sous la présidence de Goukouni Weddeye, il prend brièvement la tête du GUNT lors de l'éviction de Weddeye en novembre 1986. Avec son Conseil
démocratique révolutionnaire (CDR) fondé par feu Acyl Ahmat Akhbach, il s’opposera, armes à la main, à la prise de pouvoir de HisseinHabré. Il signera avec ce dernier la paix à Bagdad,
en 1988. Brièvement ministre des Affaires étrangères, il rejoindra Idriss Déby après le renversement de Habré. Conseiller spécial de Déby, puis ambassadeur du Tchad aux États-Unis et aux
Nations unies, il rompt en 1993 avec le président tchadien et quitte le pays. Depuis, il ne cessera de s’opposer à ce dernier jusqu’à rallier la rébellion armée au Soudan.
À l’occasion du 20e anniversaire de son accession au pouvoir, le président Déby Itno vient d’annoncer, avec des mots forts, la
« rupture » avec le passé et la fin de « l’aventure désastreuse commencée il y a trente ans ». Il veut en outre faire entrer le Tchad dans la
« modernité » et appliquer « la bonne gouvernance ». Comment interprétez-vous cette déclaration ?
Pour le moment, le général Déby Itno, grâce au soutien de la France et de la Libye, a sans doute gagné la bataille militaire, mais il a totalement perdu la
bataille pour la paix. Par ce discours du 20e anniversaire a-t-il pris la mesure du gouffre sanglant entre son pouvoir la masse des Tchadiens ? Vaut mieux tard que jamais.
Mais il y a eu tellement de promesses non tenues, surtout en période préélectorale comme maintenant, que l’opposition est en droit d’être sceptique et d’attendre de voir les mesures
concrètes. La première serait de remettre le corps du professeur Ibni Oumar Mahamat Saleh à sa famille, et de libérer des opposants qui croupissent en prison : Les colonels Hamoda et
Djibrine Dassert, le général Tahir Guinasou, ainsi que les colonels Tahir Wodji, Al hadj Hemchi, Moïta Ahmat, Djibrine Azène et leurs compagnons.
Vous étiez représentant de la résistance tchadienne en Europe. Quelle est la situation de l’opposition politico-militaire après la réconciliation
entre le Tchad et le Soudan ?
Bien que l’Union des forces de la résistance (UFR), qui avait été créée début 2009, n’ait pas été officiellement dissoute, les forces des mouvements qui la
composaient – huit formations principales qui sont elles-mêmes des coalitions – ont été, pour l’essentiel, désarmées et dispersées par les autorités soudanaises. Et chaque organisation a
repris son indépendance, par nécessité de survie. Les principaux dirigeants ont été exilés à Doha et ailleurs, en juillet dernier, en attente de fantomatiques négociations avec le pouvoir
tchadien. Un tiers des combattants a rallié le gouvernement, d’autres groupes ont préféré regagner les maquis dans le triangle frontalier Tchad-Soudan-RCA. Malgré cet affaiblissement
militaire, les différents mouvements ont gardé leurs structures politiques et leurs réseaux populaires presque intacts, et restent des acteurs nationaux incontournables. L’écrasante majorité
des cadres a gardé sa position de principe et aspire à une redynamisation de la lutte, sur des bases nouvelles évidemment ; dans le but d’arriver à une paix juste et définitive au Tchad,
à travers le dialogue national inclusif.
Où en est ce dialogue national inclusif ?
Jusqu’à présent, pour N’Djamena, il s’agit plutôt du dialogue exclusif avec Khartoum. Les chefs d’État du Tchad et du Soudan se sont entendus selon leurs
intérêts et ils ont négligé la réconciliation avec leurs propres opposants, en pensant ainsi régler les crises dans nos pays. La détérioration constante de la situation sécuritaire,
économique et sociale malgré la manne pétrolière, les reculs du processus démocratique et, surtout, la fissuration de l’édifice national, doivent normalement amener le pouvoir tchadien et ses
soutiens à entendre les appels à un dialogue inclusif, venant de toutes les composantes nationales, y compris l’assemblée des chefs religieux. L’obstacle principal c’est la peur. Car, qui dit
dialogue inclusif dit réformes politiques et économiques ; et beaucoup de dignitaires du régime perçoivent cela comme une menace contre leurs privilèges actuels. Pour le président Déby
Itno, c’est surtout le risque d’élections un peu plus transparentes.
Quelle sorte d’élections y aura-t-il au Tchad dans ces conditions ? Uncandidat unique à la
présidentielle ?
À la présidentielle d’avril 2011, il y aura des candidats d’accompagnement, on sauvera la forme. Cela n’est d’ailleurs pas spécifique au Tchad. C’est une
tendance très forte en Afrique centrale, un retour déguisé au monopartisme. Au début des années 1990, dans tous ces pays, l’opposition était réelle. À la première élection présidentielle de
1996, le général Déby Itno avait été mis en ballottage. L’opposition avait une présence significative au parlement. Progressivement, elle a été affaiblie par la cooptation dans le
gouvernement, les scissions, les emprisonnements arbitraires ou l’élimination physique, à l’exemple du professeur Ibni Oumar Mahamat Saleh. Ce blocage politique est très dangereux pour la
stabilité et l’unité nationale : les frustrations accumulées vont nécessairement produire des ruptures violentes. C’est pourquoi les revendications de l’opposition sont très populaires.
Nous ne demandons pas la lune : respecter les droits élémentaires, dont le droit de ne pas être emprisonné ou tué pour des raisons politiques ; cesser les pillages systématiques des
ressources ; formuler un nouveau consensus national ouvrant la voie à des élections acceptables.
Pourquoi en 2008 avez-vous perdu la guerre, alors que vous étiez aux portes du palais de Ndjamena, ainsi qu’en 2009, lorsque vous aviez mené une
importante offensive ?
La principale faiblesse de la coalition n’était pas militaire, mais politique. Elle a manqué de cohérence et d’objectifs clairs pour l’après-conflit. Les
mouvements voulaient en premier lieu en découdre avec le régime et régler les problèmes politiques par la suite. En février 2008, militairement battu, le président Déby Itno fut sauvé de
justesse par la France et la Libye, lorsqu’elles avaient constaté nos tergiversations. Alors que la victoire était à deux doigts, que Déby était parti secrètement à Libreville, que faisaient
nos chefs ? Ils se disputaient sur la succession ; lequel serait-il le nouveau président, en pleine bataille de Ndjamena et sous les bombardements des hélicoptères ! Puis ils
s’étaient retirés à la périphérie est de la capitale pour poursuivre les tractations, puis un peu plus loin, et puis un peu plus loin… jusqu’à la frontière avec le Soudan, sans qu’un mot
d’ordre clair de repli eût été donné à la troupe, qui n’y comprenait rien… ! En mai 2009, sans entrer dans les détails, l’échec était dû à des sabotages internes par des agents
infiltrés : après la chaude alerte de février 2008, le régime et ses alliés ont compris que l’armée tchadienne malgré l’écrasante supériorité numérique matérielle et technique, ne
pouvait pas affronter nos combattants et il fallait miner nos forces de l’intérieur. Ce plan a été grandement facilité par nos chefs qui n’avaient pas tiré la leçon et avaient continué dans
les rivalités de pouvoir, malgré l’unité de façade au sein de l’UFR.
Aucune des figures de la résistance n’était consensuelle ?
Non. C’était assez surréaliste. À la dernière réunion avant le combat, on avait dit qu’une fois arrivés au but on désignerait un président. Chacun s’était dit
dans son coin : « C’est moi qui vais être calife à la place du calife, sinon, je bloque tout. » Au Tchad, les regroupements politico-militaires se forment sur des
bases ethniques, et un consensus qui transcende cette réalité nécessite une très forte dose de patriotisme et de courage. Les agents infiltrés que j’ai mentionnés avaient aussi pour mission
d’aggraver les dissensions, en formant des coteries autour des chefs, et en leur chantant : « C’est toi le meilleur, le peuple n’attend que toi, tu ne dois pas
céder ! »
On aurait dit que les Soudanais se contentaient de donner une leçon à Déby, sans chercher à le renverser. Voulaient-ils vraiment votre
unité ?
C’est vrai que les responsables soudanais, en charge du dossier voulaient utiliser la rébellion tchadienne comme une simple force de pression pour amener Déby
Itno à lâcher le Mouvement pour la justice et l’égalité (Jem). Mais, pour être juste, je dois reconnaître que les Soudanais nous avaient souvent poussés à nous unir, parfois de façon très
maladroite c’est vrai. Et nous faisions semblant, pour ne pas perdre le soutien matériel. C’est plus notre faiblesse à nous opposants tchadiens que la faute des Soudanais. De même, ils nous
avaient informés clairement de leur accord avec le gouvernement tchadien assez tôt et nous avaient vivement recommandé d’accepter la réconciliation, ainsi que d’autres pays amis d’ailleurs,
mais nous n’avons pas su profiter de cette opportunité ; vous savez, il est plus facile de faire des plans de guerre que des plans de paix, du moins au Tchad. Résultat, ils ont utilisé
la manière forte, en exilant les principaux chefs à Qatar et ailleurs, en désarmant nos troupes, par des tactiques assez machiavéliques.
Que se passe-t-il à Doha aujourd’hui ?
Rien. Du point de vue politique, il ne se passe rien. En fait, nous avons été roulés, mais par notre propre faute, je dois dire. En juillet dernier, les
responsables soudanais avaient convoqué les principaux chefs de la rébellion et leur avaient proposé d’aller à Doha, afin de négocier avec le gouvernement tchadien, comme eux-mêmes le
faisaient avec les rebelles du Darfour. En réalité, ils avaient convenu avec les autorités tchadiennes d’éloigner les chefs et les principaux cadres, afin de pouvoir plus facilement diviser
puis désarmer les troupes. Personnellement, je ne cède pas au pessimisme, et je suis convaincu, comme presque tous les Tchadiens, que le pouvoir de Ndjamena, grâce à une mobilisation interne
et externe multiforme, finira par comprendre, que la politique de la fuite en avant n’est pas tenable, et qu’il n’y a pas d’autre solution pour la paix et le développement de notre pays
qu’une véritable réconciliation à travers des négociations politiques.
Comment voyez-vous l’avenir du Darfour et la stabilité régionale à la veille du référendum sur le Sud-Soudan ?
Une nouvelle escalade militaire au sud va immanquablement relancer les guerres internes, non seulement au Soudan (au Darfour et à l’est), mais aussi au Tchad,
en RCA, et en Ouganda, etc. Sans compter l’Égypte qui subira une complication supplémentaire dans la négociation sur les eaux du Nil. Le président Déby Itno sera, une nouvelle fois, obligé
par le lobby familial pro-Khalil Ibrahim à reprendre le soutien militaire au Jem. La Libye, Israël et la Chine (qui a de gros intérêts pétroliers au Tchad et au Soudan) s’impliqueront encore
davantage. Les États-Unis et l’Union européenne qui, dès le départ, avaient tout fait pour saboter les efforts de l’Union africaine et infantiliser les populations, trouveront là une aubaine
pour mondialiser le conflit et mettre définitivement la diplomatie africaine hors-jeu, avec probablement, l’aide indirecte des terroristes d’Al-Qaïda. Aussi, l’Afrique, les pays et organismes
amis, et les différents acteurs soudanais, doivent redoubler d’effort pour que le référendum au Sud-Soudan et l’après-référendum se déroulent dans une atmosphère apaisée, quelle qu’en soit
l’issue, et pour que les négociations sur le Darfour, mais aussi au Tchad, reprennent sérieusement. La sécession très probable du Sud-Soudan serait sans doute vécue comme un inceste contre le
principe de l’intangibilité des frontières cher aux Africains, et va colorer d’une nouvelle façon certains conflits locaux comme ceux du Delta au Nigeria, de l’est du Congo, du Nord-Ouganda,
etc., mais je ne crois pas à l’effet domino. Si le risque d’éclatement existe dans certains pays, comme le Tchad, il est le résultat des politiques insupportables d’injustice, de pillage,
d’hégémonie ethnoconfessionnelle et d’humiliations, de la part des tenants du pouvoir, et non d’une contagion du Sud-Soudan. Depuis l’indépendance, nos dirigeants ont toujours hérité de
situations très difficiles, en disposant de moyens dérisoires ; face à des défis aussi lourds, l’obsession du pouvoir, l’avidité financière, le favoritisme ethnorégional et
l’instrumentalisation de la religion ne sont pas seulement des obstacles supplémentaires, mais des maladies mortelles à fuir comme la peste.
Source : Nouvel Afrique Asie